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Tag - Branko Milanovic

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mercredi 29 juin 2022

Un bref essai sur les différences entre Marx et Keynes

« Ce bref texte a été stimulé par ma récente lecture de la traduction française de l’Essai sur l’économie de Marx que Joan Robinson a écrit en 1942, ainsi que de divers autres textes que Robinson a pu écrire à propos de Marx, de Marshall et de Keynes. (La traduction et la préface sont d’Ulysse Lojkine.) Sa rédaction a aussi été stimulée par la très bonne présentation de la vie de Joan Robinson et de l’Essai que vient juste de publier Carolina Alvers dans The Journal of Economic Perspectives.

(...) J’ai toujours eu de bonnes connaissances de Marx, mais puisque j’ai fini il y a tout juste deux mois un long chapitre sur les idées de Marx concernant la distribution du revenu (pour mon prochain livre) qui évoque ses réflexions sur le salaire réel, l’augmentation de la composition organique du capital, la baisse tendancielle du taux de profit, etc., j’ai tout cela bien en tête.

C’est un peu moins le cas pour Keynes. Mais j’ai eu, il y a très longtemps, une personne exceptionnelle pour me faire découvrir la Théorie générale. Abba Lerner, l’un des premiers disciples de Keynes, m’a donné des cours particuliers. Après avoir lu un chapitre de la Théorie générale, je devais le résumer, le discuter, puis envoyer mon texte à Abba qui, la semaine suivante, m'en envoyait la correction. J’admirais Keynes pour son génie. Je me souviens toujours (…) de son chapitre sur le "taux d’intérêt propre" (…) que Lerner m’a fait lire et relire. Mais je n’ai pas du tout suivi les développements de la macroéconomie keynésienne et je ne m’intéresse généralement pas à la macroéconomie. Donc, ici, je parlerai de ce que je pense de Keynes, pas des Keynésiens.

Avec l’Essai, l’objectif de Joan Robinson était d’amorcer un "rapprochement" entre l’économie de Marx et celle de Keynes, en montrant les similarités entre la vision qu’avait Marx des relations capitalistes de production, des relations se traduisant par un manque de demande effective, et les thèmes de la Théorie générale. Voici l’une des citations de Marx : "la cause ultime pour toutes les crises réelles est la conjonction entre, d’une part, la pauvreté des masses et les restrictions dans leur consommation et, d’autre part, la tendance de la production capitaliste à chercher à accroître les forces productives, comme si la capacité absolue de consommation de la société leur fixait une limite" (Le Capital, livre 3, chapitre XXX). (…) Ou, comme l’écrit Marx (je paraphrase), pour chaque capitaliste pris individuellement, ses travailleurs sont ses "ennemis" (il veut les payer moins), mais les travailleurs des autres capitalistes sont ses "amis", dans la mesure où ils peuvent être ses consommateurs. Quand tous les capitalistes cherchent à réduire la rémunération des travailleurs et y parviennent, c’est une crise économique qui en résulte.

L’autre explication des crises économiques chez Marx est la croissance déséquilibrée des secteurs qui produisent les biens de consommation et ceux qui produisent les biens d’investissement, mais l’hypothèse a moins d’importance pour les keynésiens. Robinson a aussi fourni un très bon résumé des autres idées de Marx, notamment de sa théorie de la valeur-travail, du problème de la transformation, de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., mais elle se focalise, comme je l’ai indiqué, sur l’origine des crises et la demande effective.

Quand nous mettons en regard Marx, Marshall et Keynes, Robinson affirme que nous devrions essayer de séparer dans l’étude de chacun les propositions "scientifiques" à propos du fonctionnement de l’économie des moteurs "idéologiques" : chez Marx, la conviction que le capitalisme est un mode de production historique (et donc transitoire) ; chez Marshall, l’hypothèse du capitalisme comme la façon "naturelle" d’organiser la production ; et chez Keynes, un désir d’améliorer le capitalisme ou de le sauver de l’autodestruction.

A mes yeux, il semble que la différence entre Marx et Keynes n’est pas tant une différence idéologique (bien que je ne dénierais pas que la différence idéologique soit réelle) qu’une différence dans l’horizon temporel qu’ils utilisent dans leurs analyses. (Je pense que Schumpeter avait quelque chose de similaire en tête, donc ce n’est peut-être pas une idée très originale.)

Pour Marx, l’horizon temporel est toujours le long terme, même quand il évoque les crises. Les crises sont des manifestations à court terme des problèmes (inhérents) de long terme auxquels la production capitaliste fait face et il n’est donc pas surprenant que des auteurs marxistes comme Grossman, Boukharine et Mandel auraient (…) vu l’imbrication entre la baisse tendancielle du taux de profit à long terme et l’instabilité à court terme comme condamnant le capitalisme. (Il n’est pas non plus surprenant que Robinson rejette la baisse tendancielle du taux de profit, mais soutienne l’explication des crises.) Tout chez Marx, comme Joan Robinson l’a bien vu, est historique. Le lecteur est toujours projeté vers l’avenir, dans une réflexion à propos des forces fondamentales qui meuvent le capitalisme.

Chez Keynes, la situation est différente, presque inverse. L’édifice entier de Keynes (pas nécessairement keynésien) est le court terme : l’objectif est de stabiliser l’économie et de retourner à la situation de plein emploi ou proche du plein emploi. Keynes n’est pas particulièrement concerné par le long terme du capitalisme. Implicitement, je pense, il croyait que le capitalisme pourrait rester en place aussi longtemps qu’il est "réparé" de façon à produire au plein emploi des ressources. "Réparer", cela peut impliquer un investissement orienté par le gouvernement ou l’euthanasie du rentier, mais Keynes n’était pas un puriste : il aurait pris n’importe quel outil, même un outil socialiste, pour corriger les dysfonctionnements.

Illustrons la différence entre le long terme de Marx et le court terme de Keynes avec deux concepts où les auteurs semblent parler de la même chose : "les esprits animaux" et "l’armée industrielle de réserve". L’idée d’"esprits animaux" a été introduite par Keynes pour expliquer les décisions des capitalistes en matière d’investissement : la plupart du temps, les capitalistes ne sont pas mus par un calcul exact entre gain espéré et perte attendue, mais agissent selon leurs pulsions (les "esprits animaux") et si, pour une quelconque raison, ces pulsions changent, l’économie peut connaître de soudaines variations de la demande. Joan Robinson explique comment cette incitation à investir largement irrationnelle (dans le sens strict du terme) est similaire à l’idée de Marx selon laquelle les capitalistes cherchent toujours non seulement à atteindre le profit maximal, mais aussi à le réinvestir. Pour Marx, ils ne deviennent capitalistes que lorsqu’ils ne consomment pas le profit, mais le réinvestissent. L’accumulation est (pour utiliser un autre passage célèbre) "Moïse et tous les prophètes". Dans les deux cas, nous voyons que les incitations à investir sont données de l’extérieur de l’économie proprement dite : via des élans soudains d’optimisme ou de pessimisme ou par ce que nous pouvons appeler "l’esprit capitaliste". Mais dans le cas de Keynes, le concept est mobilisé pour expliquer les fluctuations de court terme ; chez Marx, c’est la caractéristique définitionnelle de la classe dans son ensemble et donc du long terme.

Prenons maintenant l’exemple de l’"armée industrielle de réserve" qui croît et se contracte au gré des fluctuations de l’activité économique. Cette notion est très similaire à l’idée de chômage conjoncturel qui joue un si grand rôle chez Keynes (elle est derrière toute sa Théorie générale). Mais l’"armée de réserve" de Marx est une caractéristique constante, donc de long terme, du capitalisme. Les capitalistes en ont besoin pour discipliner le travail et si, au cours de certaines périodes, l’armée de réserve rétrécit, réduisant le pouvoir relatif de la classe capitaliste, des forces la ramenant à la vie se mettent en œuvre : les investissements économisant le travail. L’armée de réserve peut ne jamais disparaître chez Marx. Chez Keynes, par contre, le chômage cyclique doit idéalement être ramené à zéro. C’est quelque chose que le capitalisme, lorsqu’il est judicieusement géré, peut éliminer. A nouveau, les horizons sont différents : pour Marx, c’est un aspect structurel de long terme ; pour Keynes, il résulte du jeu entre les variables économiques.

Marx a été le premier à étudier les caractéristiques historiques fondamentales du capitalisme ; Keynes, le dernier caméraliste. Marx était un historien qui croyait que l’économie façonnait l’Histoire ; Keynes, le plus brillant conseiller du pouvoir. Avec Le Capital, nous avons une Bible du capitalisme ; Avec la Théorie générale, nous avons Le Prince pour la gestion économique du capitalisme. »

Branko Milanovic, « A short essay on the differences between Marx and Keynes », in globalinequality (blog), 29 juin 2022. Traduit par Martin Anota

jeudi 28 avril 2022

Quelles leçons tirer de la saisie des actifs des oligarques russes ?

« La première et plus évidente leçon que nous pouvons tirer de la confiscation des actifs des oligarques russes est que la Russie d’avant le 24 février n’était pas une oligarchie, contrairement à ce que beaucoup croyaient, mais une autocratie autoritaire. Elle n’était pas gouvernée par quelques riches, mais par une seule personne. Pour tirer cette conclusion (assez évidente), nous devons revenir à la justification qui avait été initialement avancée lorsque la menace d’une saisie d’actifs a été formulée. Quand le gouvernement américain a évoqué une possible saisie des actifs des oligarques, c’était avant la guerre et dans l’espoir que la perspective de perdre l’essentiel de leur argent amènerait les oligarques à faire pression sur Poutine pour le pousser à ne pas envahir l’Ukraine. Nous pouvons penser que la totalité ou quasi-totalité des oligarques ciblés (et peut-être même ceux qui craignaient d’être ciblés) prirent conscience de ce qui était en jeu et devaient être contre la guerre. Mais leur influence était, comme nous le savons, nulle. Ironiquement, ils perdirent leurs actifs parce qu’ils n’étaient pas assez puissants.

Dans la mesure où leur influence sur cette importante question (dont dépendaient tous leurs actifs et leur style de vie) était nulle, alors le système n’était clairement pas une ploutocratie, mais une dictature. J’ai écrit à ce sujet dans un billet de juillet 2019 (…) où je distinguais entre les premiers milliardaires russes, qui manipulèrent le système politique (on ne doit pas oublier que ce fut Berëzovski qui porta Poutine à l’attention d’Eltsine parce qu’il pensait que Poutine pouvait être facilement contrôlé) et les nouveaux milliardaires, qui furent traités comme des gardiens d’actifs que l’Etat pouvait prendre, par décisions politiques, à n’importe quel instant. Il apparut (de façon inattendue) que ce n’est pas l’Etat russe qui prit leurs actifs, mais l’Etat américain. Mais il le fit précisément parce qu’il pensait (probablement pas précisément dans tous les cas) que les milliardaires étaient des "oligarques d’Etat".

C’est l’enseignement à tirer à propos de la nature du système politique russe. Mais quelles sont les implications de la saisie d’actifs ? Il y a, selon moi, deux types d’implications : celles mondiales et celles spécifiques à la Russie.

L’implication mondiale est que les ploutocrates étrangers qui placèrent souvent leur argent en dehors de leur pays d’origine vers des "lieux sûrs" aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Europe vont être beaucoup moins convaincus qu’une telle décision fasse sens. Cela va tout particulièrement s’appliquer aux milliardaires chinois, qui peuvent connaître le même destin que les milliardaires russes. Mais cela peut aussi s’appliquer à plein d’autres. Le fréquent usage de mesures de coercition économiques et financières signifie qu’en cas de problèmes politiques entre l’Occident et, disons, par exemple le Nigéria, l’Afrique du Sud ou le Venezuela la même recette sera appliquée aux milliardaires de ces pays, que ce soit comme punition ou dans l’espoir qu’ils fassent pression sur la politique de leur gouvernement. Dans de telles conditions, ils ne seraient guère avisés de garder leur argent dans des lieux aussi risqués que leur propre pays. Nous pouvons donc nous attendre à la croissance d’autres centres financiers, peut-être les pays du Golfe et l’Inde. La fragmentation financière est très probable et tiendra non seulement aux peurs des milliardaires mais aussi aux peurs de potentiels adversaires aux Etats-Unis comme la Chine que les actifs de leur gouvernement puissent s’avérer n’être que de simples morceaux de papier.

Quelles sont les probables implications pour la Russie ? Ici nous devons adopter une vue de plus long terme et nous tourner vers le passé du régime de Poutine. La conclusion que les milliardaires et les gens proches du pouvoir vont tirer est celle qui fut tirée à plusieurs reprises dans l’histoire russe et soviétique avant d’être oubliées. Laissons de côté les conflits entre les boyards et le tsar et considérons les similarités qui existent entre le régime actuel et le régime de Staline. (…) Poutine n’a pas encore commencé à exécuter les gens autour de lui, mais il a montré que, politiquement, ils n’importaient pas du tout. La conclusion que les futurs oligarques russes vont tirer est la même que celle qui tirèrent les membres du Politburo : il vaut mieux avoir un leadership collectif où les ambitions individuelles sont contraintes que de laisser une seule personne prendre tout le pouvoir.

Je pense que les futurs oligarques (qui sont probablement en train de faire leurs premiers pas) vont prendre conscience qu’ils peuvent rester ensemble ou se serrer les coudes. Sous Eltsine, quand ils dictaient la politique du gouvernement, ils préféraient se battre entre eux, ramener le pays au bord de l’anarchie et même de la guerre civile et ainsi ils facilitèrent l’ascension de Poutine qui introduisit un certain ordre.

Une autre implication est très similaire à ce que j’ai qualifié d’implication mondiale. A nouveau, il est utile de remonter dans le temps. Quand les privatisations originelles furent lancées en Russie, la logique économique sous-jacente était que cela n’importait pas (en termes d’efficience) de savoir qui obtiendrait les actifs parce que de meilleurs entrepreneurs pourront renchérir et que tout le monde sera incité à se battre pour l’Etat de droit simplement pour protéger ses gains. Les communistes seront incapables de revenir : "une fois que le dentifrice est sorti de son tube, on ne peut l’y remettre" (il s’agissait de la métaphore favorite pour appeler à des privatisations rapides et inéquitables). La comparaison a été faite avec les "barons voleurs" américains qui s’étaient enrichis par des moyens illicites, mais qui avaient intérêt à se battre pour la sûreté de la propriété une fois leur richesse constituée. On s’attendait à ce que les milliardaires russes fassent de même.

Cela n’a pas été le cas, car les milliardaires trouvèrent ce qui semblait être une meilleure façon de sécuriser leur l’argent : le placer en Occident. La plupart d’entre eux le firent et cela sembla être une excellente décision, tout du moins jusqu’à ce mois de février. Les nouveaux milliardaires post-Poutine vont probablement ne pas oublier cette leçon : donc nous devons nous attendre à ce qu’ils soient en faveur d’un gouvernement central faible, c’est-à-dire en faveur d’une vraie oligarchie, et qu’ils insistent sur l’Etat de droit, tout simplement parce qu’ils n’auront plus d’autre endroit où placer leur richesse. »

Branko Milanovic, « The lessons and implications of seizing Russian oligarchs’ assets », in globalinequality (blog), 16 avril 2022. Traduit par Martin Anota



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

jeudi 3 mars 2022

La fin de la fin de l’Histoire. Qu’avons-nous appris jusqu’à présent ?

« Les guerres sont les événements les plus horribles qui soient. Elles ne devraient jamais survenir. Tous les efforts humains devraient être consacrés à rendre les guerres impossibles. Pas simplement illégales, mais impossibles, dans le sens où personne ne devrait être capable, ni incité à les déclencher. Mais nous n’en sommes malheureusement pas encore là. L’humanité n’a pas assez évolué pour y parvenir. Nous sommes au milieu d’une guerre qui pourrait devenir un conflit très meurtrier.

Les guerres sont aussi une opportunité (…) pour reconsidérer nos idées. Certaines choses deviennent particulièrement claires. Certaines de nos croyances se révèlent être des illusions. Le masque des charlatans tombe. Nous devons considérer le monde tel qu’il est, non celui que nous imaginions la veille.

Donc, qu’avons-nous appris après une semaine de guerre entre l’Ukraine et la Russie ? Je vais essayer de ne pas spéculer à propos de son dénouement. Personne ne le connaît. Le conflit peut finir avec l’occupation et la soumission de l’Ukraine ou bien avec l’effondrement de la Russie. Et il y a plein d’issues possibles entre ces deux scénarios. Ni moi-même, ni mes lecteurs, ni Poutine, ni Biden ne connaissent le dénouement. Donc je ne vais pas spéculer en ce qui le concerne. Donc, quels enseignements semblons-nous avoir tirés jusqu’à présent ?

1. Le pouvoir de l’oligarchie. Le pouvoir de l’oligarchie, en ce qui concerne la raison d’Etat, est limité. Nous avons eu tendance à croire que la Russie, une économie capitaliste oligarchique, était aussi un pays où les riches avaient une influence décisive sur la politique. Peut-être que pour plusieurs décisions du quotidien c’est le cas. (Je n’ai pas en tête ici les oligarques qui vivent à Londres ou à New York, mais ceux qui vivent à Moscou et Saint-Pétersbourg et qui peuvent aussi diriger ou être propriétaires de puissantes entreprises privées ou semi-publiques.) Mais quand les affaires d’Etat sont sérieuses, pour le pouvoir organisé, c’est-à-dire l’Etat, l’oligarchie ne joue pas. La menace de sanctions, si visiblement affichée et claironnée par les Etats-Unis plusieurs semaines avant que la guerre n’éclate, peut avoir poussé les oligarques russes à déplacer leurs yachts aussi loin que possible de la juridiction américaine ou à s’engager dans des ventes forces de leur propriété, mais cela ne fait guère de différence pour la décision de Vladimir Poutine d’aller en guerre.

L’achat d’influence par les riches russes au sein du parti conservateur au Royaume-Uni ou des deux partis aux Etats-Unis n’importe pas non plus. Ni même la "sacro-sainte propriété privée" sur laquelle les Etats-Unis furent créés (et qui attira en premier lieu les oligarques pour y déposer la richesse qu’ils ont volée). Les Etats-Unis ont probablement procédé au plus grand transfert de richesse entre pays que l’on ait pu connaître au cours de l’Histoire. C’est l’équivalent de la fermeture des propriétés ecclésiastiques par Henry VIII. Alors que nous avons vu des confiscations aussi gigantesques au sein des pays (pensons aux révolutions française et russe), nous n’en avons pas vues de telles, réalisées d’un seul coup, en vingt-quatre heures, entre pays.

2. La fragmentation financière. Le corolaire de ce point est que les gens extrêmement riches ne sont plus préservés des forces politiques, même s’ils changent de nationalité, contribuent aux campagnes électorales ou inaugurent une aile de musée. Ils peuvent se retrouver victimes de la géopolitique qu’ils ne contrôlent pas et qui se trouve hors de leur portée et parfois au-delà de leur compréhension. Rester excessivement riche requiert plus que jamais du savoir-faire politique. Il est impossible de dire si les plus riches au monde verront dans cette confiscation la nécessité de capturer plus sérieusement que jamais l’appareil de l’Etat ou de trouver de nouveaux endroits pour placer leurs richesses. Cela va probablement entraîner la fragmentation de la mondialisation financière et la création de nouveaux centres financiers alternatifs, probablement en Asie. Où seront-ils ? Je pense que les meilleurs candidats sont les pays démocratiques avec une indépendance judiciaire, mais jouissant d’un poids politique international et d’une marge de manœuvre suffisants pour ne pas avoir à subir les pressions des Etats-Unis, de l’Europe ou de la Chine. Ce sont Bombay et Djakarta qui me viennent à l’esprit.

3. La fin de la fin de l’Histoire. Nous, ou du moins certains d’entre nous, avons eu tendance à croire que la "fin de l’Histoire" signifiait non seulement que le système politique et économique ultime a été découvert une nuit en novembre 1989, mais aussi que les instruments archaïques des luttes internationales ne réapparaitraient pas. Les événements ont à plusieurs reprises contredit cette dernière idée, de l’Iraq et l’Afghanistan à la Lybie. Une démonstration plus brutale est aujourd’hui à l’œuvre, là où les frontières sont redessinées en utilisant des instruments auxquels le Monde avait recours pendant cinq millénaires d’Histoire retranscrite, mais que l’on pensait obsolètes.

Le conflit actuel nous montre que la complexité du monde, son "bagage" culturel et historique, sont importants et que l’idée qu’un unique type de système sera embrassé par tous est une illusion. C’est une illusion dont les conséquences sont sanglantes. Pour avoir la paix, nous devons apprendre à vivre en acceptant les différences. Ces différences ne sont pas les différences triviales que l’on entend habituellement lorsque nous nous disons ouverts (ou non) à la variété, par exemple dans les façons de nous habiller, dans nos préférences sexuelles ou dans nos pratiques alimentaires. Les différences que nous devons accepter et avec lesquelles nous devons vivre sont bien plus fondamentales et elles sont liées à la façon par laquelle les sociétés fonctionnent, ce à quoi elles croient et ce qu’elles pensent être la source de légitimité de leur gouvernement. Cela peut bien sûr changer au cours du temps dans une société donnée, comme cela a été le cas à plusieurs reprises par le passé. Mais à un instant donné, cela ne sera pas la même chose d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une religion à l’autre. Se dire qu’une personne qui n’est pas "comme nous" est d’une façon ou d’une autre déficiente ou qu’elle n’a pas conscience qu’il lui serait mieux d’être "comme nous" va rester (si nous gardons cette croyance erronée) la source de conflits incessants. »

Branko Milanovic, « The end of the end of history: what have we learned so far? », globalinequality (blog), 2 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Russie : les inégalités ont explosé depuis la fin de l'ère soviétique »

« Qui place sa richesse dans les paradis fiscaux ? »

dimanche 20 février 2022

Ce que Marx pensait des inégalités de revenu dans le système capitaliste

« Ceux qui ont lu Marx savent que Marx était assez indifférent à la question des inégalités dans le cadre du capitalisme. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, mais qui connaissent les conceptions de gauche de la social-démocratie et supposent que les idées de Marx doivent être assez similaires à celle-ci (mais simplement plus radicales), ce n’est pas quelque chose de clair, tout comme les idées sous-jacentes à une telle attitude.

En plusieurs occurrences, Marx traite des inégalités telles que nous les concevons actuellement (à savoir les inégalités de revenu ou de patrimoine entre les individus) comme relativement sans conséquence.

La première idée a à voir avec la contradiction principale (et non celle dérivée) dans le capitalisme : celle entre les propriétaires du capital et ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail. Comme chez Ricardo, la classe détermine chez Marx la position de chacun dans la répartition des revenus. La classe est donc antérieure à la répartition des revenus. C’est l’abolition des classes qui importe. Selon Engels (qui avait certainement sur cette question la même opinion que Marx), "l'expression 'destruction de toute inégalité sociale et politique’" (comme elle était formulée dans le programme social-démocrate qu’il critiquait) "plutôt que ‘l’abolition de toutes les différences de classes’ est (…) très suspecte. D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'un endroit à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence, une inégalité que l'on pourra bien réduire au minimum, mais jamais éliminer complètement" (Lettre à August Babel). Donc, "réclamer… une rémunération plus égale sur la base du système salarial, c’est comme réclamer la liberté sur la base de l’esclavage" (Marx, Salaire, Prix et Profit).

Une fois les classes abolies, les "institutions de fond" sont justes et il est enfin possible de parler sérieusement de ce qu’est une répartition juste. Marx a écrit relativement tard dans sa vie à propos de ce sujet, dans la Critique du programme de Gotha en 1875. Il y introduisit la fameuse distinction entre la répartition du revenu sous le socialisme ("à chacun selon son travail") et sous le communisme ("à chacun selon ses besoins").

Sous le socialisme, comme l’écrit Marx, l’égalité de traitement présuppose une inégalité originelle parce que les gens de conceptions physiques ou mentales inégales vont être inégalement récompensés : "Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal".

Sous le communisme, cependant, dans une Utopie d’abondance, l’égalité réelle peut impliquer dans les faits une inégalité de consommation, comme certaines personnes dont les "besoins" sont plus importants décident de consommer plus que les autres, ceux dont les "besoins" sont moindres. Si dans une hypothétique société communiste nous observons un coefficient de Gini de 0,4 comme dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, cela ne nous dira rien à propos des inégalités dans ces sociétés et certainement pas qu'elles présentent le même niveau d’inégalité. Dans l’une des deux (la société communiste), c’est une inégalité volontaire et, dans l’autre, une inégalité involontaire.

L’une d’entre elles, bien sûr, nous rappelle l’approche des "capabilités" d’Amartya Sen : atteindre l’égalité peut nécessiter de traiter inégalement des individus inégaux.

La deuxième idée derrière la relative négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu tient à son idée selon laquelle la production et la répartition sont "unifiées" : le mode de production capitaliste, avec une propriété privée des moyens de production et un travail embauché, se traduit par une certaine répartition du revenu. Cela ne fait pas sens de se focaliser sur le changement dans la répartition aussi longtemps que les dotations sont distribuées de façon inégale et que certains personnes, en raison de cette répartition inégale des dotations, ont la possibilité de collecter du revenu tout en embauchant d’autres personnes pour travailler. Marx se montre ici explicitement en désaccord avec J. S. Stuart qui pensait que les lois de la production étaient "physiques" ou "mécaniques" et les lois de la répartition historiques. Pour Marx, les deux étaient historiques.

"Toute répartition des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes. Mais cette seconde distribution est une caractéristique du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste à ce que les conditions matérielles de production soient attribuées aux non-travailleurs sous la forme de la propriété du capital et de la propriété des terres, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail. Si les éléments de la production sont distribués de la sorte, alors la répartition actuelle des objets de consommation s'ensuit d'elle-même" (Critique du programme de Gotha)

Et chose assez importante : "Le socialisme vulgaire (…) a hérité des économistes bourgeois leur façon de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition" (Critique du programme de Gotha)

On peut critiquer ce point de vue en soulignant le rôle redistributif de l’Etat. A l’époque de Marx, ce rôle était minimal, si bien que la répartition du revenu reflétait de façon parfaite la répartition des dotations. Mais si le lien entre les deux répartitions était rompu ou modifié par l’intermédiaire de l’Etat, le mode de production ne détermine plus à lui seul la répartition des "objets de consommation".

Une troisième raison à la négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu est davantage philosophique. Le travail embauché implique l’aliénation du travail, son abandon de la signification et du produit de son travail. Si le problème fondamental est l’aliénation, il ne peut être résolu par de simples améliorations dans la répartition du revenu. Un salarié d’Amazon est autant dépossédé de son travail si son salaire s’élève à 50 dollars de l’heure plutôt qu’à 10 dollars. Pour transcender l’aliénation, ce sont la propriété privée et la division du travail qui doivent être abolies.

Toutes ces idées amènent à rejeter la saillance des inégalités en tant que telles sous le capitalisme. Comment se peut-il alors que l’activité syndicale, ou l’activisme social en général, soit justifié si les améliorations dans les conditions matérielles des travailleurs ne peuvent être l’objectif ultime d’un mouvement inspiré par le marxisme opérant dans des conditions capitalistes ? Ici, Marx adopte une position très différente de celle de la social-démocratie. La lutte pour obtenir des hausses de salaires, la réduction de la semaine de travail, la moindre intensité du travail, etc., sont toutes valables parce qu’elles mettent en lumière la nature antagoniste des relations capitalistes et surtout parce que le travail en commun et l’unité de vue implicite dans l’activisme sociale créent des liens qui présagent la future société de collaboration et même d’altruisme

Pour toutes ces raisons, un étudiant qui se pencherait sur la répartition du revenu, dans le sens actuel du terme, ou un activiste social qui proposerait une quelconque mesure corrective, se trouverait impliqué dans quelque chose qui, du point de vue de Marx (tout n’étant pas inutile, puisqu’il rend encore plus manifeste la contradiction sous-jacente entre les intérêts de classes), ne pousse fondamentalement pas la réalité de la vie sous le capitalisme vers la création d’"institutions de base" qui soient justes. »

Branko Milanovic, « Marx on income inequality under capitalism », in globalinequality (blog), 13 février 2022. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Partage du revenu, concentration et socialisme dans l’Allemagne de la fin du XIXème »

samedi 9 octobre 2021

Un tournant égalitaire en Chine et aux Etats-Unis ?

« Même si les Etats-Unis et la Chine s’affrontent dans plusieurs domaines allant du commerce aux droits de propriété intellectuelle en passant par les îles dans la Mer de Chine méridionale au point que certains évoquent une nouvelle Guerre froide, les deux pays adoptent tous deux au niveau interne des politiques pour réduire les inégalités de revenu. S’ils adoptent des objectifs similaires et même, dans certains cas, des politiques similaires, c’est parce qu’ils ont connu une évolution similaire des inégalités au cours des dernières décennies et un consensus social grandissant que quelque doit être fait pour les réduire.

A l’époque de l’introduction du "système de responsabilité" en 1978 (la privatisation des terres) et des premières réformes, les inégalités de revenu en Chine étaient à un niveau extrêmement faible, estimé à 28 points de Gini. Aujourd’hui, elles s’élèvent à 47 points de Gini, soit presque un niveau comme on en voit en Amérique latine. Les inégalités de revenu aux Etats-Unis, selon le même indicateur, étaient de 35 points de Gini quand Ronald Reagan est arrivé au pouvoir ; aujourd’hui, elles s’élèvent à 42 points de pourcentage. La hausse des inégalités de revenu en Chine, alimentées par l’énorme changement structurel (le passage de l’agriculture à l’industrie, puis aux services) et par l’urbanisation, a été bien plus rapide que celui observé aux Etats-Unis. Cette évolution a souvent été "dissimulée" par le fait que les revenus chinois se sont en parallèle fortement accrus et donc que le gâteau (même si ses parts sont distribuées plus inégalement) a vu sa taille augmenter de telle façon que le revenu réel de presque tout le monde a augmenté.

Au cours de la dernière décennie, il est devenu clair en Chine et aux Etats-Unis que la hausse des inégalités de revenu devait être contenue et, si possible, inversée. Le processus aux Etats-Unis est bien connu : il remonte au moins au mouvement Occupy Wall Street, dont le dixième anniversaire a été fêté le mois dernier. La situation chinoise est moins bien connue. Le niveau élevé des inégalités a entraîné des mouvements de protestation. En 2019 (la dernière année pour laquelle des données sont disponibles), la Chine a officiellement recensé 300.000 cas de "perturbations de l’ordre public" et la plupart d’entre eux ont des motifs économiques ou sociaux. La cause immédiate de ces protestations tient à l’expropriation de l’immobilier qui a enrichi les propriétaires d’entreprises de construction, contribué au détournement par les autorités locales, mais dépossédé les fermiers de leurs terres. L’écart entre les villes et les campagnes (calculé à partir des enquêtes auprès des ménages urbains et ruraux), officiellement estimé à presque 2 pour 1, est l’un des plus élevés au monde. La fracture régionale entre, d’une part, les villes et provinces prospères de l’est et, d’autre part, les régions de l’ouest et du centre de Chine menace l’unité du pays. Les logements décents dans les grandes villes sont devenus pratiquement inabordables pour les jeunes familles. Cela a contribué à une chute du taux de natalité et accéléré les problèmes démographiques de la Chine (le vieillissement et donc la baisse de la part de la population en âge de travailler).

Les dirigeants chinois, un peu comme les critiques sociaux aux Etats-Unis et les participants au forum de Davos, ont déploré pendant des années ces inégalités, mais ils n’ont presque rien fait pour les contenir. L’état des affaires est en cours de changement. En Chine, des décisions antérieures visant à accroître les investissements publics dans les régions centrales et occidentales, à étendre le réseau ferré à l’ensemble du pays et à donner aux provinces le pouvoir pour gérer le système du hukou (permis de résidence), avec la possibilité de l’abolir, ont été interprétées comme des tentatives visant à réduire les inégalités à l’échelle de la Chine en réduisant les écarts de revenu entre les provinces et en permettant un mouvement plus rapidement de la main-d’œuvre entre campagnes et villes, chose qui aurait pour effet de réduire les inégalités entre celles-ci.

Surtout, les dernières mesures adoptées par le gouvernement chinois montrent qu’il a une conscience encore plus aigue de ce qui doit être fait pour stopper la hausse des inégalités. Elles ressemblent, en certains aspects, aux mesures que les Etats-Unis pourraient adopter d’ici deux ans. L’effort concerté pour casser les plateformes et les sociétés high tech et pour resserrer leur réglementation est similaire aux procès anti-trust lancés aux Etats-Unis contre Google et Facebook. Le système américain, en raison des dispositifs en place et du pouvoir de lobbying des géants du numérique, change bien plus lentement que le système chinois, mais l’objectif de contrôler des secteurs qui constituent des monopoles naturels et qui ont acquis un énorme pouvoir économique et politique est commun aux deux pays. Les mesures de Xi Jinping sont souvent interprétées comme une question de pouvoir politique. Même s’il se peut que ce soit également le cas, la réduction du pouvoir de monopoles est bien motivée par des raisons économiques (l’efficience) et sociales (l’égalité).

Aux Etats-Unis et en Chine, l’éducation est devenue extrêmement concurrentielle et n’est plus abordable, dans sa meilleure forme, qu’à une petite minorité. La transmission de privilèges familiaux via le système éducatif a été amplement étudiée dans le cas des Etats-Unis. Une récente étude de Roy van der Weide et Amber Narayan montre que la mobilité sociale en Chine est également faible. La décision de Xi Jinping de bannir les sociétés privées de soutien scolaire pour "démocratiser" l’accès à l’éducation de haut niveau et réduire les privilèges des familles aisées. Il n’est pas certain que cette mesure sera efficace. Les inégalités sous-jacentes et la concurrence dans l’éducation ne sont pas affectées comme les parents riches peuvent toujours acheter un soutien individuel. (…) Biden a également évoqué une revitalisation du système éducatif américain qui fut la colonne vertébrale de la prospérité après la Seconde Guerre mondiale, mais qui s’est depuis détérioré.

La "prospérité commune", le nouveau slogan annoncé par le gouvernement chinois, vise à promouvoir des politiques pour corriger les inégalités accumulées au cours des quarante dernières années (résultant peut-être en partie inévitablement de la transformation du pays) en changeant de direction, en l’occurrence en passant d’une poursuite résolue d’une forte croissance à celle d’une société plus équitable. Ce n’est pas très différent de ce à quoi les progressistes et une partie de l’establishment démocrate ont récemment appelé aux Etats-Unis : la fin du néolibéralisme qui a gouverné les politiques économiques de toutes les administrations américaines depuis le début des années 1980. Si ce "tournant pro-égalité" prend effectivement place dans les deux pays, les mesures que nous avons vues jusqu’à présent ne sont qu’un préambule. La longue ère qui a commencé avec Deng Xiaoping en Chine et Ronald Reagan aux Etats-Unis est peut-être arrivée à son terme. »

Branko Milanovic, « Pro-equality turn in China and the United States? », in globalinequality (blog), 5 octobre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Quelle est la dynamique du revenu et du patrimoine en Chine ? »

« Etats-Unis : le triomphe de l'inégalité »

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